Tunisie : propos racistes et théorie du « grand remplacement », Kaïs Saïed accable les migrants subsahariens
Lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, le président tunisien Kaïs Saïed a tenu des propos très violents à l’égard des migrants d’Afrique subsaharienne, allant jusqu’à les accuser de vouloir « modifier la composition démographique de la Tunisie ». Des déclarations qui ont suscité l’indignation et qui relancent la question du racisme en Tunisie.
« Le racisme est le quotidien de certains Tunisiens noirs, mais personne n’en parle. C’est une question qui reste encore dans le déni. » Depuis deux jours, Saadia Mosbah a peur. Peur pour elle, femme noire tunisienne et militante anti-raciste, mais aussi pour les autres.
Lors de la dernière réunion du Conseil de sécurité nationale, le 21 février, le président Kaïs Saïed s’en est pris aux « hordes de migrants clandestins » qui perpétuent selon lui « des violences et des crimes » à travers le pays. Il est allé jusqu’à accuser « les immigrés illégaux d’Afrique subsaharienne » de « modifier la composition démographique de la Tunisie » afin d’en faire « un pays africain ».
Théorie du « grand remplacement »
Une déclaration qui souscrit à la théorie conspirationniste du « grand remplacement » du penseur français d’extrême-droite Renaud Camus. Elle prédit une substitution inexorable d’une population européenne par une population immigrée. Ici reprise par Kaïs Saïed, il s’agirait alors du remplacement d’une population arabe par une population noire.
La parole du chef de l’État, relayée par le compte de la Présidence Tunisienne notamment sur Facebook, a suscité l’indignation. Mais elle a aussi entrainé des actes de violence et d’intimidation à l’encontre de personnes noires.
Saadia Mosbah, présidente de l’association tunisienne anti-raciste Mnemty, témoigne avoir « reçu des messages de femmes subsahariennes qui me disent être pétrifiées à chaque fois que quelqu’un frappe à leur porte ». Sur les réseaux, on peut voir des ressortissants ivoiriens devant leur consulat avouer « ne plus se sentir en sécurité ici ». D’autres témoignent avoir été licenciés ou expulsés de leur logement.
L’Union africaine a aussi réagi à travers un communiqué, condamnant les propos du président tunisien et appelant ses États membres à « s’abstenir de tout discours haineux à caractère raciste, susceptible de nuire aux personnes et accorder la priorité à leur sécurité et à leurs droits fondamentaux« .
Faire diversion
Kaïs Saïed n’est pas le premier à user de la théorie du « grand remplacement ». Le Parti nationaliste tunisien, créé en 2018, tente depuis des mois de faire passer son argumentaire politique auprès de la population tunisienne. Il vise explicitement les migrants subsahariens, notamment sans papiers, en s’invitant à la télévision ou même en faisant du porte-à-porte.
« Le Parti nationaliste tunisien a joué un grand rôle dans la diffusion de ces théories racistes et complotistes, analogues au discours de l’extrême-droite européenne, affirme Mahdi Melleuch, analyste juridique et parlementaire à Al Bawsala. Ses membres ont aussi pu bénéficier d’une grande présence médiatique, à la télévision publique nationale. »
Si le pouvoir de Kaïs Saïed a été largement fustigé par l’opposition dernièrement, l’accusant d’impulser une dérive autoritaire, le Parti nationaliste, lui, n’a jamais pris part à la vindicte.
« C’est un parti qui reste proche de Kaïs Saïed, qui n’est en aucun cas critique du tournant tyrannique que prend le pouvoir, poursuit Mahdi Melleuch. Des membres actuels du parti sont d’ailleurs proches des cercles du chef de l’État. »
Si la politique migratoire n’a jamais été un sujet majeur dans le débat public en Tunisie, la crise économique et sociale occupe tous les esprits. L’inflation a atteint plus de 10%, la pauvreté touche désormais 20% de la population de 12 millions d’habitants. L’endettement public a dépassé les 100 milliards de dinars (30 milliards d’euros) et les pénuries de lait, de sucre, de café ou de pâtes sont devenus monnaie courante.
L’activité démocratique est au point mort. Le deuxième tour des législatives du 30 janvier a enregistré un taux de participation de 11,4%. La jeunesse peine à se projeter un avenir dans le pays. Près de 40% des 15-29 ans auraient l’intention d’émigrer, selon l’Institut National de la Statistique (INS).
« La popularité du président est au plus bas. Face à cela, il y a une réaction répressive de désigner un ennemi intérieur fantasmé sans aucun rapport avec la réalité, analyse donc Mahdi Melleuch. Ce n’est pas une exception tunisienne. Lorsqu’il y a une incapacité à répondre aux revendications internes à un pays, la solution la plus simple est d’accuser un ennemi imaginaire, ici les migrants, afin de faire diversion. »
Régulateur migratoire
Si plus de 21 000 ressortissants d’Afrique subsaharienne se trouvent sur le sol tunisien selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), la plupart d’entre eux ne resteront pas sur le territoire et continueront leur exil vers les pays du Nord. Par son rôle de carrefour migratoire, la Tunisie est depuis des années un acteur déterminant dans l’externalisaiton des politiques européennes d’immigration.
La chercheuse et juriste spécialisée en droit des étrangers, Sophie-Anne Biseaux, rappelle dans un article de synthèse du rapport conjoint Migreurop-FTDES, qu’en juin 2018, « Tahar Chérif, ambassadeur tunisien auprès de l’Union européenne, clamait le refus de la Tunisie d’accueillir sur son sol les « plateformes de débarquement régionales » proposées par la Commission européenne (CE). […] Ce plan, consistant à débarquer les personnes interceptées ou secourues en Méditerranée dans les pays d’Afrique du Nord et à confier à ces derniers le soin de les trier. »
Trois ans plus tard, l’Union européenne revenait à la charge avec un projet d’aide économique envers la Tunisie en échange d’efforts accrus pour éviter le départ de migrants depuis ses côtes. « La Tunisie est un des pays qui coopère le plus avec les pays européens sur l’immigration irrégulière, les rapatriements, les expulsions, rappelle l’analyste juridique. On veut que la Tunisie joue ce rôle de police de frontières, pour empêcher les migrants subsahariens mais aussi les Tunisiens de faire la traversée. »
Ce rôle de régulateur migratoire attribué à la Tunisie par l’UE peut par ailleurs être utilisé dans l’intérêt de la politique du chef d’État, selon Mahdi Elleuch. « En étant coopératif sur la question migratoire, Kaïs Saïed achète le silence des pays européens sur le tournant répressif qu’il opère dans son pays, contre les droits humains, l’opposition politique et la liberté d’expression. »
Dernièrement, des dizaines d’arrestations de journalistes et d’opposants politiques illustrent une répression croissante du pouvoir, sous la mainmise de plus en plus criante du chef de l’État.
« Pays africain »
Le lendemain de son allocution, Kaïs Saïed a tenté de revenir sur ses propos et à appelé à « veiller » sur les migrants originaires d’Afrique subsaharienne séjournant légalement en Tunisie. « Que les personnes qui sont en situation légale en Tunisie soient rassurées« , a-t-il déclaré au cours d’une réunion avec le ministre de l’Intérieur Taoufik Charfeddine.
« Le mal était déjà fait » déplore cependant Mahdi Elleuch. Pour Saadia Mosbah, « le feu est passé au vert ». « Il y a déjà un énorme amalgame entre les gens en situation régulière, les demandeurs d’asile, les clandestins… La couleur de peau suffit à vous faire interpeller. On vous emmène et on vous demande vos papiers après », explique la militante.
Les propos de Kaïs Saïed font en effet suite à des vagues d’agressions et d’arrestations arbitraires visant les migrants subsahariens en Tunisie depuis des semaines. « Contrôles d’identité au faciès, arrestations abusives, absence d’assistance juridique. […] Plus de 300 ressortissants subsahariens, dont des enfants et des étudiants, ont été placés en garde à vue dans plusieurs villes tunisiennes entre les 14 et 16 février », rapporte France 24, le 22 février.
S’il a voulu « rassurer », le chef de l’État a néanmoins soutenu une nouvelle fois l’idée que cette immigration souhaite « changer la composition démographique de la Tunisie » afin qu’elle soit considérée comme un pays « africain seulement ».
« Chez certains Tunisiens, il y a une gêne à dire qu’on est africain. On est méditerranéen, on est maghrébin, c’est tout », regrette Saadia Mosbah. « Jadis, la Tunisie s’appelait pourtant Ifriqiya. C’est même elle qui a donné son nom au continent ! ».